La vie au carré
Texte : Jean Rouaud,
écrivain, Prix Goncourt 1990
Tout se tient, dit le tableau d’Eva. Son tableau parle ? Tout tableau nous parle. Le plus souvent c’est un tableau ventriloque. Comme l’artiste craint qu’il ne nous dise rien, l’artiste parle à la place de son tableau. L’artiste s’explique longuement, nous dit que nous n’avons encore rien vu, nous dit ce qu’il faut y voir et qui n’est évidemment pas ce qui est représenté, ce qui vaut pour les esprits primaires pour qui une pipe n’est pas une pipe mais y ressemble quand même drôlement. Et pas question de juger le tableau pour ce qu’il est et qui n’est pas. L’important, c’est ce qui flotte autour et qu’on ne suspecte pas. L’artiste nous parle de sens caché, de concept, de signes, de gestes, de tout, de rien, mais jamais de peinture. Le tableau est, si l’on insiste, la marque d’un accroc au grand tableau du monde, il est la figure du manque, une pièce absente que le discours recompose. Circulez, rien à voir. Le tableau n’existe que pour signaler que s’il n’a rien à dire, l’artiste, lui, a à dire. Et ce qu’il a à dire c’est qu’il a des choses à dire pour dire qu’il a à dire. A rose is a rose is a rose. Le tableau est juste ce socle sur lequel grimpe un bonimenteur pour signaler sa présence au monde.
Et ici ? On demande ? Tout se tient à l’intérieur du cadre, dit le tableau. Eva sait-elle que nous avons pris l’habitude de ce regard fuyant le tableau pour chercher ailleurs où il serait plus surement qu’entre ses quatre côtés ? D’interroger du regard l’artiste pour qu’il nous livre le mode d’emploi sans lequel le tableau ne « fonctionne » pas ? Que nous avons oublié, dans ces grandes démonstrations nébuleuses sur l’autour et le non-vu, que le tableau est d’abord ce qu’il présente ? Et inutile de le retourner pour voir ce qu’il déroberait à nos yeux. Au dos, on découvre un châssis de bois sur lequel est tendu la toile peinte. Remettre la toile à l’endroit et s’y tenir. Le tableau et rien que le tableau, dit Eva qui ne dit rien, nous obligeant à ce tête-à-tête avec les couleurs et les formes géométriques qui scandent la surface de la toile, qui dessinent, ces chainons carrés, des cadres à l’intérieur du cadre, des cadres gigognes, des cadres poupées russes, comme des sarcophages de l’ancienne Égypte enchâssés l’un dans l’autre. L’art, ce qu’on appelle encore l’art, c’est toujours une affaire de momies, de corps qu’on aimerait conserver. La toile, succédané des bandelettes ? du suaire ?
Les carrés étaient déjà à Lascaux dont on ne sait ce qu’ils voulaient dire pour les Magdaléniens, du moins sommes-nous témoins de cette manifestation qui, sortie de leur imaginaire, a choisi cette forme pour signifier. Car on peut trouver des sphères de pierre parfaites dans la nature, et pas loin du lieu où travaille Eva, dans les Baronnies, mais des cubes naturellement parfaits, non, ça n’existe pas. Le carré est nécessairement une figure de l’esprit. Le carré parle de nous. Toujours. Nous, bornés, nous, encadrés, nous, tête au carré. Nous avons pleins de petits cadres noirs en nous qui nous empêchent de nous fondre dans le grand tout coloré du monde, et qui sont autant de clos où se tiennent nos empêchement à vivre, nos retenues, nos pudeurs. Regarder ces petits cadres noirs au milieu des roses, des bleus et des verts nacrés, c’est voir flotter nos radeaux de survie sur l’océan des songes.
On sait même grâce à Eva à quoi ils peuvent ressembler, ces cadres noirs, blancs ou rouges, quand ils adoucissent leur sévère aspect géométrique pour arrondir leurs angles. Un carré qui adoucit les angles, c’est par exemple une pomme. Eva en a dessiné des centaines, non pour se faire la main comme un pianiste fait ses gammes, mais comme on tourne autour du pot de la vérité qui est toujours multiforme. Pas une ne ressemble à l’autre, juste esquissée ou le trait se bouclant tant bien que mal sur lui-même, suggérée ou ressemblante à y mordre à pleines dents, tavelées de couleurs ou noires de suie à jeter aux orties de la vie. Comme si Eva cherchait la formule par laquelle on passe du fruit défendu qui nous poussa hors du jardin d’Eden à ces petits enclos où sont confinés nos désirs et nos chagrins. Comment, avec règle et compas et à surface égale, passer de l’arrondi au carré ? De l’arrondi que dessine le rayon de nos vies au carré de nos espérances ? La formule porte déjà un nom, c’est la quadrature du cercle qui ressemble à ces jeux où l’enfant tente de faire rentrer un cylindre dans la découpe d’un cube. Ce qui dit l’impossible et la persévérance. De quoi baisser le bras qui tient le pinceau. A quoi pourtant Eva se tient. Par quoi son tableau nous tient.
L’art abstrait à fleur de peau…
… Il révèle l’opéra intérieur d’Eva Vermeerbergen.
Rencontre avec cette jeune artiste peintre dont le talent s’exprime sous les toits de son atelier du côté de Roaix-Séguret.
Ventoux Magazine – hiver 2013/2014
Texte : Jean-Louis Uhl, journaliste
Gracile et fragile, native d’Anvers, partrie de Rubens, Eva Vermeerbergen a quitté voici déjà quelques années la Région flamande pour se fixer en Provence. Semble t-il définitivement.
Est-ce par simple pulsion génétique, par pur atavisme, qu’elle ressentit un jour le besoin quasi viscéral de s’exprimer par la peinture ? Il faut dire que le papa, Luk Vermeerbergen, est un artiste connu et reconnu internationalement dont les talents pluridisciplinaires de peintre, sculpteur, photographe donnent lieu régulièrement à de nombreuses expositions et installations à travers toute l’Europe mais aussi en Amérique du Sud, en particulier au Brésil.
La jeune Eva, elle, voulait être écrivain (e) ou architecte d’intérieur en Belgique mais elle affirme aujourd’hui avoir trouvé sa véritable voie (et sa propre voix) dans la peinture abstraite, cet exercice pictural très particulier à la fois si intime, si mystérieux et assez souvent mal compris par l’observateur.
En effet, faire connaître l’art abstrait et se faire personnellement connaître dans ce domaine artistique n’est pas tâche aisée. Loin s’en faut. Car, on le sait, cette discipline utilise un langage formel, pictural et linéaire, pour créer une composition indépendante du rapport aux références visuelles existantes dans le monde sensible. Aujourd’hui encore l’abstraction reste la plus mal acceptée par le public ignorant ou oubliant qu’une œuvre abstraite doit, en effet, s’aborder, puis s’apprivoiser dans un esprit différent de la représentation figurative. Tel un rêve enfoui, résidu du réel, comme l’affirme Régis Debray, ancien révolutionnaire assagi et auteur encore souvent génial.
Une grande authenticité émotionnelle
Après des balbutiements donnant naissance à des masques à base de papier mâché, puis s’appuyant sur une subtile combinaison avec la peinture, Eva a entrepris un long et progressif cheminement pour se libérer et exorciser peut-être des souffrances intérieures, puis tenter de ressusciter des espérances trop tôt envolées. Au fil du temps elle nous livre un travail intéressant, voire remarquable, comme un journal intime, fissuré par les tourments de l’âme humaine. Ne confesse t-elle pas tout simplement : « peindre pour moi agit comme un opéra intérieur ; les tableaux en deviennent la musique, le livret varie en fonction des mots que vous poserez sur les notes de votre
« Sensibilité ». Tout est dit. La Vie, l’Amour, la Mort autant d’inspiration du quotidien ou d’autres émotions captées plus ou moins inconsciemment lors de quelques voyages accomplis à Jérusalem, au Liban, en Turquie à Berlin ou encore dans les rues de New York.
Et dans cet opus personnel, la musique lui procure de belles sources imaginatives de création en écoutant aussi bien la Vème Symphonie de Beethoven que la IX ème Symphonie dite du Nouveau Monde d’Antonin Dvorak qu’elle traduit de fort belle façon sur la toile. Tout un chacun pourra percevoir la sincérité de l’artiste, s’interroger sur les sentiments exprimés, ceux qu’on ne voit bien –paraît-il- qu’avec le cœur… N’était-ce pas Eugène Delacroix qui écrivait dès les années 1850 « si la couleur est bien employée dans un tableau, il est possible de saisir ce que celui-ci exprime uniquement par ses effets chromatiques, en le regardant de loin, sans en identifier le sujet » C’est souvent le cas avec les toiles d’Eva Vermeerbergen dans lesquelles on perçoit une grande authenticité émotionnelle.
Au printemps, on a pu découvrir un aperçu réussi de la démarche de l’artiste et de la projection de sa vision imaginaire au cours d’un après-midi « portes ouvertes » dans son atelier ségurétain situé route de Roaix. Une rencontre accompagnée en musique par la violoncelliste Sophie Hautier et par les textes du journaliste et écrivain Bruno Alberro lus par Dominique Israël et Christian Sarrazin.
Après plusieurs salons organisés ces temps derniers à Gordes, Vaison-la-Romaine ou encore Taulignan, Eva Vermeerbergen ne manque pas de projets pour l’année 2014 puisqu’elle exposera notamment à l’opéra théâtre d’Avignon, puis à la cave de Rasteau avec Bruno Bienfait, sculpteur sur bois à Puyméras.
Dans le cheminement de cet univers de l’irréel et de son traitement pictural, il faudra alors peut-être bientôt s’attendre à être visuellement confronté à de nouveaux horizons, à des nouvelles et sensibles vibrations. Qui pourrait s’en plaindre ?